directionDJCE@univ-rennes1.fr +33(0)2 23 24 64 91

L’usufruitier n’a pas la qualité d’associé

Si la Cour de Cassation a depuis longtemps admis que le nu-propriétaire avait la qualité d’associé, elle ne s’était jamais clairement exprimée quant à la qualité de l’usufruitier. La question restait donc en suspend ; l’usufruitier est-il un associé ? L’absence de réponse pendant plus de 25 ans a permis à la doctrine de s’exprimer sur ce point et il va sans dire que l’avis était partagé. Dans un arrêt retentissant, la Cour finit par trancher le débat. La sentence est limpide : l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé. Retour sur ces débats qui ont alimenté la doctrine depuis ces quelques années.

Ainsi la qualité de l’usufruitier a fait couler beaucoup d’encre. Dans un arrêt du 4 janvier 1994, dit arrêt De Gaste, la cour s’était expressément prononcée sur la qualité du nu-propriétaire et lui accordait explicitement la qualité d’associé. En revanche, aucune mention n’était faite pour l’usufruitier. Fallait-il en déduire a contrario que la qualité d’associé lui était déniée ? Rien n’était moins sûr. En l’absence de position précise il revenait à la doctrine de se prononcer. Il serait faible de dire qu’aucun consensus n’est ressorti : certains lui accordaient (Jean Duruppé, Maurice Cozian) tandis que d’autres lui déniaient (Alain Viandier). 

Ainsi au commencement faut-il s’interroger sur la notion d’associé. Qu’est-ce qu’un associé ? Aucune définition n’étant donnée, il convient donc de se reporter à l’article 1832 du Code civil pour le définir. Aux termes de cet article, il apparait qu’est un associé la personne qui satisfait aux conditions suivantes : 

  • Elle réalise un apport au profit de la société ; 
  • Elle est guidée par un affectio societatis ; 
  • Elle partage les résultats de l’entreprise. 

Au regard de cette définition, il apparaît difficile de dénier la qualité d’associé à l’usufruitier et c’est d’ailleurs en considération de cette définition, que Laurent Godon, Professeur de droit à l’UVSQ, souligne que le nu-propriétaire est un associé insolite (1). Ainsi, à la vue de cette définition il apparaît effectivement que l’usufruitier satisfait bien plus ces conditions que le nu-propriétaire. En effet, en se replaçant dans le contexte du démembrement de propriété, il apparaît que celui-ci résulte généralement d’une transmission de la nue-propriété. Ainsi l’associé avait à l’origine la pleine propriété, et dans une logique de transmission ou de gestion de patrimoine, il a transmis la nue-propriété de sorte à devenir usufruitier. Pourtant, au départ il était bel et bien associé. Il était donc doté de l’affectio societatis, il a réalisé l’apport et partagé le résultat. Une fois la nue-propriété transmise, qu’en est-il du nu-propriétaire ? En réalité il n’a pas fait d’apport, son affectio societatis est considérablement limité puisque ses droits sont limités et il ne possède pas les bénéfices. Ses droits apparaissent d’autant plus limités qu’il peut se voir dénier tout droit de voter. La Cour de cassation l’a clairement affirmé dans son arrêt Plastholding du 2 décembre 2008. Au contraire, l’usufruitier ne saurait se voir dénier tout droit de vote, puisqu’il doit nécessairement voter la répartition des bénéfices (article 1843-4 du Code civil). Est donc nulle la clause qui confère au nu-propriétaire tous les droits de vote. Certes, le nu-propriétaire doit nécessairement participer, mais en ne faisant que participer peut-il véritablement influer sur la décision des assemblées ? Il est légitime d’en douter.

Ainsi, au regard de ces considérations, certains auteurs ont accordé aux usufruitiers la qualité d’associé. Il en est ainsi de Jean Derruppé, qui estimait que le refus de la qualité d’associé à l’usufruitier était une ineptie (2). D’autres ont surtout souligné le caractère insolite du nu-propriétaire sans pour autant consacrer pleinement la qualité d’associé à l’usufruitier. 

Le débat sur la qualité de l’usufruitier a d’autant plus été ravivé que l’article 1844 duCode civil affirme depuis la loi PACTE de 2019 que tout associé a le droit de participer aux décisions collectives. Par cette disposition, le législateur met en cause la jurisprudence du 15 septembre 2016 en vertu de laquelle une décision n’avait pas été remise en cause quand bien même l’usufruitier n’avait pas pu participer au vote. C’est désormais impossible : il ne peut être refusé à l’usufruitier de participer à une décision collective. Ainsi la loi PACTE renforce les pouvoirs de l’usufruitier. Pour autant, elle ne lui a pas consacré la qualité d’associé : elle lui permet simplement de participer et lui donne le droit de voter l’affectation des bénéfices. 

Face à ces incertitudes et interrogations il devenait nécessaire de se positionner. C’est désormais chose faite : la Cour de cassation, dans sa décision du 1er décembre 2021 consacre le principe selon lequel l’usufruitier n’a pas la qualité d’associé. 

Mais qu’implique cette décision ? En premier lieu, il apparaît nécessaire de souligner que cette décision n’a pas pour effet d’altérer les droits déjà reconnus à l’usufruitier. Ainsi l’usufruitier peut toujours se prévaloir de l’article 578 du Code civil en vertu duquel il ale droit de jouir des choses dont un autre a la propriété à charge d’en conserver la substance. De même, il apparaît évident que lui est toujours consacrée l’exclusivité pour affecter les bénéfices et qu’on ne saurait lui dénier la possibilité de participer au vote. Par ailleurs, en son présent arrêt la Cour de cassation semble lui consacrer davantage de droits : il peut désormais provoquer une délibération des associés sur une question susceptible d’avoir une incidence sur son droit de jouissance. 

S’il est indéniable que cette décision permet de grandes avancées, il n’en demeure pas moins que des interrogations persistent. Que signifie « une incidence sur le droit de jouissance » ? Un degré de gravité doit-il être pris en compte ? Par ailleurs, la décision rendue concernait les usufruitiers de société civile ; la solution serait-elle la même pour les associés des sociétés commerciales ?

C’est donc une avancée majeure qu’a opéré la Cour de cassation, permettant ainsi de trancher un débat débuté le siècle dernier. Pour autant elle ne peut en rester là. Il apparaît nécessaire qu’elle apporte davantage de précisions. Par ailleurs, ne serait-ce pas l’occasion pour elle de trancher la controverse entre la chambre commerciale et la chambre civile concernant l’affectation des réserves ? Reviennent-elles à l’usufruitier ou au nu-propriétaire ? On le comprend donc, les prérogatives des nu- propriétaires et usufruitiers n’ont pas fini d’alimenter les discussions. Affaire à suivre… 

(1) Pr. Laurent Godon, « Un associé insolite : le nu-propriétaire de droits sociaux », Revue desSociétés, Dalloz, 2010, p.143 s

(2) Jean Derruppé, « De l’ineptie de refuser à l’usufruiter la qualité d’associé », Defrénois 15mars 1997, n° AD1997DEF290N1, p. 290

Sources :

. L’usufruit de droits sociaux – quelle place pour la liberté contractuelle ? Etude rédigée par Jean Prieur, Sophie Schiller, Thierry Rivet et Renaud Mortier, Semaine juridique notariale et immobilière n°23, 11 juin 2010

. Le droit de l’usufruitier de participer aux décisions collectives : quelques interrogations au lendemain de la loi Soilihi du 19 juillet 2019 ; Nicolas Kligus et Thibault Ravel de l’Esclapon, Recueil Dalloz 2020, p 393

. De l’ineptie de refuser à l’usufruitier la qualité d’associé, Jean Derruppé, Defrénois n°5 p290

. Un associé insolite : le nu-propriétaire de droits sociaux, Laurent Godon, Revue des sociétés 2010 p 143

. L’usufruitier n’a pas la qualité d’associé, Cass. com. avis 1-12-2021 n° 20-15.164FS-D, Edition Francis Lefebvre

Votre commentaire