C’est dans une lettre du 3 décembre 2019 qu’Angel Gurría, Secrétaire général de l’OCDE, a tenu à remercier le Secrétaire du Trésor américain, Steven T. Mnuchin, pour son soutien lors des discussions de l’OCDE réunissant 134 pays autour d’une réflexion commune sur un accord multilatéral relatif à l’imposition des géants du numérique.
La volonté de l’OCDE? Instaurer une solution mondiale à la problématique de numérisation de l’économie afin de réduire les initiatives unilatérales sur le sujet, facteurs d’instabilité au cœur de la fiscalité internationale. Pascal Saint-Amans, Directeur du Centre de politique et d’administration fiscales de l’OCDE, a soulevé la principale difficulté en la matière « les caractéristiques de l’économie numérique exacerbent les risques, ce qui permet de mettre en place des structures transférant les profits vers des entités qui sont soumises à un taux d’imposition faible voir nul ».
I – Un point d’orgue des discussions de l’OCDE
Le G20 a été le lieu de discussions fortes intéressantes sur ce point, les ministres des Finances ont alors confié un mandat au Cadre inclusif ainsi qu’au Groupe de réflexion sur l’économie du numérique pour présenter un Rapport intérimaire sur le sujet, lequel fut présenté en mars 2018. Un risque majeur fut identifié : « les risques de transferts dans des environnements à faible imposition de revenus liés à certains facteurs de production très mobiles qui subsistent après la mise en œuvre des mesures contre les pratiques de BEPS ». Il est donc clair que l’OCDE doit répondre à ce besoin d’adapter la fiscalité aux nouveaux modèles d’affaire institués par le développement du numérique.
Deux piliers notoires fondent la proposition d’Approche unifiée de l’OCDE, publiée par son Secrétaire général le 9 octobre dernier.
En ce qui concerne le Pilier 1, la numérisation de l’économie mondiale imposerait de modifier les règles actuelles d’imposition des revenus des entreprises multinationales, impliquant notamment une modification des règles de prix de transfert et du principe de pleine concurrence. De nouveaux critères seraient à l’ordre du jour. Entre actifs incorporels de commercialisation, contribution des utilisateurs ou encore présence économique significative des acteurs du numérique, une ère de modernisation de la fiscalité internationale s’annonce. L’accent serait mis sur la présence physique des consommateurs dans une juridiction donnée, et non plus sur la présence physique des entreprises multinationales, il conviendrait également de s’intéresser aux juridictions où les activités de marketing et de distribution seraient localisées.
Le projet peut être résumé en trois axes principaux. Premier axe, le « scope » (périmètre) viserait les structures réalisant des profits à partir d’une activité de fourniture de biens ou de services numériques aux consommateurs, les relations B2C seraient donc visées par l’Approche, laquelle comprend toutefois quelques exceptions et instaure un seuil de 750 millions d’euros de chiffre d’affaires consolidé. Deuxième axe : le « nexus » (liaison). Les entreprises verront leurs bénéfices imposés dès lors qu’elles seraient impliquées de manière significative dans l’économie d’une juridiction donnée, en raison de leur interaction avec les consommateurs et sans prêter attention à sa présence physique sur le territoire en question. Une conception empreinte de dématérialisation est mise à l’honneur par l’OCDE à-travers cet axe. Troisième et dernier axe, afin de déterminer le bénéfice imposable dans chaque juridiction, une allocation des bénéfices à trois niveaux serait instituée (seront distingués les bénéfices de routine, les bénéfices résiduels et les bénéfices liés aux parts de marché).
Quant au Pilier 2, une refonte du projet BEPS pour l’adapter à ce défi est en cours de discussion par les parties prenantes.
Le Secrétaire de l’OCDE est d’ailleurs ferme à ce sujet : aucun consensus ne pourra être obtenu tant que l’approche unifiée ne sera pas accueillie par les parties à la négociation. Le souhait de l’OCDE est d’obtenir ce consensus d’ici 2020, or quelques réticences sont exprimées par les Etats concernés, et notamment les Etats-Unis. En réaction à cette inertie temporaire, la France a pris l’initiative d’instaurer sa propre taxe GAFA, ce qui déplut à son homologue américain.
II – L’offensive française
En effet, le 11 juillet 2019 la France a finalement adopté la taxe « due à raison des sommes encaissées par les entreprises du secteur numérique », codifiée à l’article 299 du Code général des Impôts. Elle consiste en l’imposition du chiffre d’affaires réalisé en France à hauteur de 3%, à raison d’une part, de la délivrance de services d’intermédiation, de publicité ciblée en ligne et, d’autre part, de la vente de données à visées publicitaires.
Aux dires du Président Macron, lors du G7 en août dernier, ce nouvel impôt intervient comme une solution provisoire dans l’attente d’une solution multilatérale. Mais cet accord de principe n’a pas suffit à apaiser l’exécutif américain à l’annonce de l’adoption de la taxe, qui a alors menacé le 2 décembre 2019 d’imposer des droits de douanes additionnels allant jusqu’à 100% pour un certain nombre de produits Français. Le président américain a toutefois évoqué la possibilité de trouver une solution amiable sur la taxation des GAFA à l’occasion du Sommet de l’OTAN le 3 décembre.
On note que cette taxation du chiffre d’affaires, plutôt que du bénéfice, semble vouloir contourner une éventuelle sanction de la double imposition au titre des conventions fiscales internationales, mais sans réelle conviction. Elle s’inspire d’ailleurs d’une proposition de directive européenne datant du 21 mars 2018, amendée le 1er mars 2019, mais ayant elle aussi échoué faute d’accord entre les États membres.
En outre, il convient de préciser que toutes les entreprises du secteur ne sont pas concernées par l’article qui dispose de certains seuils, qui ne sont pas sans rappeler le « scope » du projet de l’OCDE. Ne sont assujetties à cette taxe que les entreprises réalisant un chiffre d’affaires annuel au titre desdites prestations d’au moins 750 millions d’euros à l’échelle mondiale, et d’au minimum 25 millions d’euros en France.
Ces seuils soulèvent une seconde problématique, plus factuelle cette-fois, qui est l’imposition quasi exclusive des géants américains du numérique, d’où l’acronyme « taxe GAFA ». Face à ce constat, le Représentant américain au commerce (USTR) Robert Lightizer n’a pas manqué de dénoncer « un fardeau anormal pour les entreprises américaines affectées ». Le professeur Gutmann s’interrogeait d’ailleurs, dans une analyse du 11 septembre (Recueil Dalloz 2019 p.1704), sur la qualification éventuelle d’une « discrimination indirecte qui pourrait être sanctionnée sur le fondement de la liberté de prestation de services ou des aides d’État ».
Les GAFA, qui y voient une véritable chasse aux sorcières, s’indignent quant à eux que ne soient pas assujettis les grands groupes de média traditionnels et soulignent que « taxer une poignée de grands groupes de l’Internet n’a pas de sens quand tous les secteurs deviennent numériques ».
En plus du risque que constitue la taxe pour l’économie du terroir français, et pour le pan tout entier de l’économie qui dépend, en France, de ces géants d’outre-mer, il est opportun de rappeler l’inquiétude exprimée par la Cour des comptes dans un rapport du 31 mai 2019 (S2019-1421), laquelle met en avant l’impact négatif qu’est susceptible d’avoir la remise en cause de la notion d’établissement stable comme critère de territorialité de l’impôt.
Le risque
est celui qu’un déplacement du pouvoir d’imposer fasse échapper davantage de
recettes fiscales aux finances publiques françaises plus qu’il ne lui en fasse
gagner, compte-tenu du fait que la France abrite davantage de sièges sociaux
d’entreprises qu’elle n’importe le type de prestation assujettie à la nouvelle
taxe.
III – Une stratégie à suivre de près
Jeudi 5 décembre 2019, Steven Mnuchin a adressé un courrier à l’OCDE, dont l’objet est de proposer un « safe harbor regime » (une « solution de repli »), permettant aux multinationales de choisir entre l’ancien et le nouveau régime qui serait mis en place par l’Organisation. Angel Gurría s’est officiellement opposé à cette proposition. Le choix stratégique des multinationales se porterait sans doute vers la conservation du système antérieur, lequel leur serait plus favorable. Force est de constater que la proposition américaine va à l’encontre du but poursuivi par l’OCDE et que l’accord multilatéral risquerait de perdre toute son effectivité de ce fait.
Véritable sujet cinétique, nous invitons nos lecteurs à se tenir informés de toute évolution postérieure. Trois événements notoires seront à suivre de près. Une nouvelle réunion de consultation publique sur le Pilier 2 du Projet BEPS doit être tenue le 9 décembre 2019. Les 135 Etats faisant partie du projet BEPS doivent se réunir en janvier 2020 pour essayer de trouver un consensus sur sa refonte. Enfin, le prochain G20, présidé par l’Arabie saoudite, sera également moteur dans l’avancée de l’imposition des géants du numérique.