À la suite du décès d’un parent propriétaire d’une société de production-commercialisation de rhum et d’un fonds de commerce spécialisé dans la distribution de spiritueux, un protocole transactionnel est fixé par acte authentique. Ce dernier, convenu entre les trois héritiers du de cujus, fixe alors la répartition du solde des droits indivis entre deux des enfants et prévoit l’attribution du fonds de commerce à l’héritier restant, à charge pour lui de l’apporter à la société.
Le fonds de négoce de spiritueux fait ainsi l’objet d’un apport en nature au sein de la société par assemblée générale extraordinaire tenue au cours de l’été en 2006. L’apport se traduit par une augmentation de capital et l’émission de 2803 actions entièrement libérées au profit de l’héritier apporteur du fonds. Celui-ci se voit alors assurer une participation importante dans la société tandis que les deux autres héritières voient leurs parts diluées. L’une des héritières absente lors de la décision collective décède par la suite. La troisième héritière lui succède dans ses droits et assigne en responsabilité civile l’associé apporteur du fonds en invoquant une sous-évaluation fautive de la valeur de la société.
La cour d’appel de Basse-en-terre, par un arrêt du 19 février 2018, déboute l’appelante de ses prétentions. L’associée se pourvoit en cassation et fait grief à l’arrêt de rejeter ses demandes en excluant la collusion frauduleuse des associés majoritaires à raison de l’absence d’atteinte à l’intéret social de la société qu’aurait engendré l’augmentation de capital. Selon elle, la cour d’appel devait apprécier l’atteinte portée par cette opération à l’intérêt commun des associés tel que prévu par l’article 1833 du code civil.
Par une décision publiée au bulletin en date du 30 septembre 2020, la Cour de cassation retient, sur le fondement de l’article 1382 et du principe Fraus omnia corrumpit, que la cour d’appel, devait rechercher si la sous-évaluation de la société et l’octroi important de nouvelles actions n’était pas constitutif d’une collusion frauduleuse de nature à engager la responsabilité de ce dernier à raison du préjudice causé à l’associée.
En présence d’une augmentation de capital, deux moyens issus des théories générales du droit français sont invoqués par les minoritaires lésés : la théorie de l’abus de droit et la théorie de la fraude. Ces deux notions, très proches, et souvent confondues, n’ont pas vocation à se faire concurrence et leur délimitation se doit d’être bien gardée. Il convient dès lors de revenir sur l’inapplicabilité critiquable de l’abus de majorité et la caractérisation de la fraude par la Haute juridiction.
La théorie de l’abus de droit exclue
L’abus de droit et plus particulièrement de majorité met en oeuvre la règle selon laquelle toutes les délibérations doivent être prises dans l’intérêt de la société. Un tel abus est caractérisé lorsque d’une part, la délibération porte atteinte à l’intérêt social, et d’autre part, favorise un groupe d’actionnaires au détriment d’un autre (Cass. com., 18 avr. 1961, n° 59-11.394). On comprend alors la raison pour laquelle l’abus de droit ne pouvait s’appliquer au cas d’espèce. L’augmentation de capital avait pour objet de conférer à la société la maîtrise d’un réseau de distribution de spiritueux et de ce fait, une puissance économique nouvelle.
L’abus de majorité est par ailleurs rarement retenu en présence d’une augmentation de capital puisque considérée quasi automatiquement comme réalisée dans l’intérêt social. Dans les circonstances de l’espèce il nous est difficile d’évaluer la légitimité d’un tel apport. La séparation des activités pouvant parfois être préférable. Cette exigence a été critiqué comme empêchant la sanction des décisions abusives prises en assemblée [1]. Il reste que la deuxième condition aurait difficilement été remplie : l’apport du fonds de commerce n’avait pas comme unique dessein de favoriser un associé au détriment des autres, ils y avaient consenti ensemble lors de l’établissement de l’accord transactionnel.
La théorie de la fraude retenue
En l’absence de rupture d’intérêt social, la fraude permet ici de restaurer l’intérêt des minoritaires. Dans sa conception subjective, la Fraus alterius se caractérise par la volonté de nuire à un tiers et se traduit par l’inopposabilité de l’acte frauduleux voire même sa nullité. La jurisprudence est venue définir les contours de son application en droit des sociétés, une telle délimitation n’étant pas aisée, il appartient aux juges de définir la frontière entre les malices fréquents dans la vie des affaires et l’agissement frauduleux.
Appliquée au cas d’espèce, la question suivante se doit d’être posée : l’augmentation de capital faisant suite à l’apport en nature par l’un des associés constituait-il un moyen pour lui de diluer les parts des autres associés présents dans la société ? Une réponse négative s’impose. Dès lors, l’évaluation à la baisse de la société lors de l’augmentation du capital de la société était-elle un moyen de dilution des parts des associés minoritaires ? Sur la base de cette question, la cour d’appel devait s’interroger sur la responsabilité de l’associé apporteur du fonds.
La faute de l’associé devait être appréciée lors de la valorisation de la société. La valorisation d’une société revient à estimer la valeur de marché des capitaux propres, opération complexe visant à définir l’éventuel prix d’acquisition de la société par un cessionnaire. Elle fait intervenir le commissaire aux comptes dont la mission est d’assurer l’égalité entre les associés. En pratique, l’associé s’engage à délivrer l’ensemble des informations nécessaires à l’évaluation. Il peut, cependant, être tenté de sous-estimer la valeur de certains actifs et de ne délivrer que partiellement certaines informations pourtant primordiales à l’évaluation. De tels agissements sont constitutifs d’une fraude de nature à engager la responsabilité de l’associé, la présente décision en est la parfaite illustration.
Cette solution se doit d’être saluée, les conséquences d’une dilution de droits sociaux pouvant être dramatiques pour les associés minoritaires : perte de pouvoir pour les décisions courantes prises à la majorité des associés et diminution des droits aux dividendes. La fraude permet ici de rétablir la volonté initiale des héritiers et constitue le salut d’un minoritaire bafoué. Si il ne nous est pas permi d’apprécier la véracité d’une collusion frauduleuse lors de l’évaluation de la société, ce fondement doit cependant être questionné. Il est alors intéressant de se s’interroger sur le maintien du critère de la rupture de l’intérêt social comme condition de la constatation de l’abus de majorité. En effet, si l’intérêt commun des associés y était substitué une telle solution pourrait être retenue alors même que la fraude ne l’avait pas corrompu.
Victoire PINSON
[1] Renaud Mortier, L’augmentation de capital d’une société déficitaire peut-elle être abusive ? – Droit des sociétés n° 8-9, Août 2011, comm. 146 – commentaire CA Paris, 5-9e ch., 3 févr. 2011, n° 010-1051, Levy c/ SAS Private outlet : JurisData 2011-001579