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Affaire France Telecom SA – La reconnaissance du harcèlement moral institutionnel

L’Affaire France Telecom SA, l’occasion pour les juges d’instaurer un nouveau délit


À l’occasion du procès France Telecom qui s’est tenu le 20 décembre 2019, la présidente de la 31e chambre du tribunal correctionnel de Paris a affirmé que « loin de se réduire à un conflit individuel, le harcèlement moral peut avoir ses racines profondes dans l’organisation du travail et dans les formes de management ». En effet, dans un jugement didactique de plus de trois cents pages, les magistrats ont consacré, pour la première fois, le harcèlement moral institutionnel.

La reconnaissance d’un tel délit s’inscrit dans un contentieux aussi tragique que médiatique.

L’Affaire France Telecom remonte au début des années 2000. En effet, la société, qui est aujourd’hui devenue Orange, avait mis en place un plan de départ volontaire, en trois ans, de vingt-deux mille fonctionnaires. Il s’en était rapidement suivi une vague de suicides mettant en cause la politique managériale de la société. Celle-ci reposait sur une stratégie de réduction des coûts et des effectifs « à tout prix » ayant pour effet de dégrader les conditions de travail des salariés et de déstabiliser ces derniers dans l’objectif de les contraindre à quitter l’entreprise. Plusieurs plaintes avaient alors été déposées contre six prévenus comprenant notamment le PDG et le directeur des ressources humaines de l’entreprise.

Face à l’ampleur de l’affaire et en raison du contexte de vigilance en matière de prévention des risques psycho-sociaux, les magistrats ont innové en considérant que le harcèlement moral pouvait avoir une dimension collective. C’est par une approche téléologique de la loi sur le harcèlement moral que les juges ont fondé leur jugement. En effet, à l’époque des faits, l’incrimination de harcèlement moral existait déjà et les juges ont le devoir d’interpréter la loi générale et impersonnelle au regard des circonstances particulières d’une situation.

Jusqu’à présent, la dimension collective du harcèlement moral faisait l’objet de divergences en jurisprudence. Certaines décisions l’excluaient au motif que la victime devait être individualisée[1] ou que la maltraitance managériale ne pouvait être qualifiée de harcèlement en elle-même[2]. Cependant, certaines décisions allaient dans le sens d’une telle qualification en considérant que le harcèlement concernait une collectivité de personnel et non plusieurs individus la composant[3] et que le harcèlement moral ne devait pas nécessairement concerner un unique salarié[4].

Mettant fin à cette divergence jurisprudentielle, les magistrats ont donné les éléments de qualification du harcèlement moral institutionnel. Il faut démontrer que les agissements procèdent d’une politique d’entreprise ayant pour but de structurer le travail de tout ou partie de la collectivité d’agent qui la mettent en oeuvre, mais également que ces agissements sont porteurs, par leur répétition, de façon latente ou concrète, d’une dégradation potentielle ou effective des conditions de travail de cette collectivité et outrepassent les limites du pouvoir de direction. La potentielle victime désirant obtenir la réparation des dommages qui lui ont été causés du fait d’une telle politique d’entreprise devra prouver qu’elle appartient à la collectivité d’agents.

En ce qui concerne l’Affaire France Telecom, les juges devaient déterminer si au moment des faits, la société avait commis ou non un harcèlement moral institutionnel. Un véritable faisceau d’indices a alors été étudié par les juges. Ceux-ci ont notamment soulevé l’existence d’une certaine pression exercée sur les cadres quant aux objectifs de départs des employés ou encore le caractère évolutif de leur rémunération en fonction de l’atteinte de ces objectifs. Une attention particulière a également été portée au caractère collectif de la décision prise par les dirigeants et à la mise en oeuvre coordonnée de la politique litigieuse. Le tribunal correctionnel a condamné quatre prévenus à une peine d’emprisonnement d’un an, partiellement assortie d’un sursis ainsi qu’à une amende de 15 000 euros. Trois autres prévenus reçoivent, quant à eux, une peine de quatre mois de prison avec sursis ainsi qu’une amende de 5 000 euros. Enfin, la SA France Télécom est condamnée à une amende de 75 000 euros.

Tour d’horizon des critères posés par la jurisprudence


Nous vous proposons une rapide étude des critères posés par la jurisprudence dans l’Affaire France Telecom SA.

À titre d’entrée en matière, il convient de relever qu’une multitude de critères cumulatifs permet de retenir la qualification de harcèlement moral institutionnel. De ce fait, il convient de se demander si la jurisprudence exigera que tous les critères soient strictement respectés, de façon uniforme, pour reconnaître ce délit ou si elle privilégiera certains critères, au détriment d’autres éléments du faisceau d’indices. Une appréciation stricte du faisceau d’indices paraît être la voie empruntée par les juges du tribunal correctionnel en l’espèce, cette approche est plus sécurisante pour l’entreprise car la précision des critères rend leur concordance avec les faits plus ardue et permettrait ainsi d’échapper aisément à la qualification de l’infraction.

Premier critère, le délit de harcèlement moral institutionnel ne peut être retenu sans l’existence d’une politique d’entreprise. Il convient de préciser que ce sont bien les moyens employés pour atteindre les objectifs insufflés par cette même politique qui sont étudiés par les juges en l’espèce, notamment le climat au sein de l’entreprise et les conséquences des objectifs de performance en découlant, lesquels permettent la qualification de ce délit innovant. Néanmoins, ce critère est l’occasion de rappeler aux entreprises qu’elles doivent veiller à ne pas adopter de politique présentant des risques psycho-sociaux, une démarche de prévention de ces risques est nécessaire pour échapper au délit susvisé. Tout repose finalement dans la rédaction de la politique d’entreprise et dans le contrôle des moyens employés pour la mettre en oeuvre.

Précisant ce premier critère, le tribunal correctionnel y adjoint un second pré-requis : la politique d’entreprise doit structurer le travail des employés, compris dans leur globalité ou pour une partie d’entre eux. Toute autre politique permet donc d’échapper à la qualification de harcèlement moral institutionnel, ce qui paraît restrictif mais s’inscrit parfaitement dans le contexte actuel, à savoir la volonté de préserver le bien-être des salariés au travail. Qui plus est, partant du postulat que le harcèlement moral présenté ici est institutionnel, il serait, à notre sens, difficile de prouver que toute autre politique de l’entreprise pourrait caractériser un harcèlement moral au préjudice du salarié. Le bien-être des employés est finalement une préoccupation légitime et incontournable dans le contexte actuel, la question n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’affaire Foxconn, sous-traitant d’Apple à Shenzhen, dont divers salariés s’étaient suicidés en raison des conditions de travail qui leur étaient imposées.

Autre critère essentiel à la reconnaissance de ce nouveau délit : la répétition d’agissements fautifs par l’employeur, lequel outrepasse les limites de son pouvoir de direction. Plusieurs observations peuvent être formulées sur ce point. D’abord, le fait d’outrepasser les limites du pouvoir de direction est une notion assez imprécise et subjective, qui sera sans doute laissée à l’appréciation des juges. Ensuite, la notion d’agissements renvoie largement aux critères usuels du harcèlement moral et suppose sans surprise une certaine notion de répétition. Cette notion de répétition est soumise à l’appréciation souveraine des juges en l’absence de précisions légales, il serait en effet intéressant que le législateur précise ses contours en évoquant un minimum numéraire, deux agissements nous paraîtraient suffisants compte-tenu de l’ampleur du dommage dans ce cas précis. De même, la loi est lacunaire en ce qu’elle n’évoque pas la prescription éventuelle d’un premier agissement avant sa réitération ultérieure, ainsi l’écoulement du temps aurait-il une influence sur la répétition des agissements ? En l’espèce, les agissements avaient été réitérés durant deux années, mais quid de deux agissements espacés de plusieurs années ? Cette précision nous paraît nécessaire, et il est clair que la protection des victimes ne plaide pas en la faveur d’une prescription des effets d’agissements répétés à deux périodes espacées. Quoi qu’il en soit, nous conseillons aux entreprises d’être particulièrement vigilantes si un tel agissement est commis, elles doivent particulièrement veiller à leur défaut de réitération pour se prémunir de toute mise en cause.

En outre, la jurisprudence fait preuve d’une certaine souplesse au sujet du critère de la dégradation des conditions de travail conséquente à la mise en oeuvre de la politique d’entreprise. En effet, cette dernière peut être latente ou concrète, potentielle ou effective. Cela facilite la démonstration de l’existence dudit critère et élargit par la même occasion le périmètre du harcèlement moral institutionnel. Cette latitude s’inscrit dans un objectif de prévention des risques psychosociaux et permet de sanctionner les agissements délictueux en amont, en faveur des victimes.

A ce sujet, critère supplémentaire, chaque demandeur doit prouver qu’il appartient à la collectivité des agents victimes du harcèlement moral institutionnel. A priori, la preuve de cette appartenance est aisée à apporter, notamment lorsque la politique d’entreprise vise précisément l’ensemble auquel elle la victime appartient.

Pour conclure sur ce tour d’horizon, nous souhaitons rappeler que la complicité n’est pas exclue en matière de harcèlement moral institutionnel. Divers membres assimilés à la direction peuvent ainsi être assimilés à des auteurs de l’infraction. Pour éviter tout risque de complicité, outre le fait de ne pas prendre part aux agissements délictueux, une rédaction sécurisante des attributions de chacun pourrait permettre de prévenir la mise en cause de sa complicité.

Notre étude fait ainsi apparaître que le harcèlement moral institutionnel est désormais un délit auquel les entreprises seront confrontées, des mesures de prévention et de vigilance doivent être mises en place par ces dernières pour éviter toute condamnation. Les prévenus condamnés ayant interjeté appel, l’Affaire France Telecom SA n’en est pas à son point d’arrêt et doit être scrupuleusement suivie par nos lecteurs.


[1] LARDY-PELISSIER, la prohibition légale du harcèlement, RJS 3/2006. 193.

[2] HIRIGOYEN, Malaise dans le travail, 2001, Syros, p22.

[3] Paris, 28 novembre 2006 RG n° 05/03746.

[4] Cass. Soc. 10 novembre 2009 07-45.321.

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