« A la guerre comme à l’amour le corps à corps seul donne des résultats » (1) et c’est aussi le cas en matière d’offre publique d’acquisition, surtout lorsque celle-ci est non sollicitée. Véritable déclaration de guerre, elle conduit souvent à des oppositions appelées « moyens de défense anti- OPA. »
Concrètement, une offre publique d’achat ou d’acquisition est une procédure boursière ayant pour objectif de prendre le contrôle d’une société cotée en bourse ou de renforcer une participation dans une société cotée (2). Les OPA peuvent être volontaires et ainsi librement décidées par l’initiateur à l’égard des titres de la cible ou bien obligatoires lorsqu’il y a dépassement de certains seuils (3).
OPA « hostile » – La notion signifie qu’il existe une distinction entre les offres publiques d’acquisitions amicales et les offres publiques d’acquisitions inamicales : selon que l’offre est initiée avec l’accord ou non des dirigeants de la cible (4). Deux affaires dans l’actualité ne vous auront probablement pas échappées puisqu’elles ont eu un fort retentissement.
Covéa C/ Scor – Il s’agit tout d’abord de l’affaire Corvéa C/ Scor. Le 24 Août 2018, Scor, actif dans le secteur de l’assurance, a fait l’objet d’une tentative d’OPA par son premier actionnaire la société Covéa, une société de groupe d’assurance mutuelle française, à hauteur de 8,17% du capital. Mais pour le PDG de Scor cette OPA est « hostile », fruit d’une imitation menée par un des administrateurs. Cette situation peut en effet placer la personne administrateur dans la société cible et PDG de l’initiatrice dans une position de « conflit d’intérêts » (5).
Suez C/ Veolia – Il s’agit d’un feuilleton commencé pendant l’été 2020, dans lequel l’offre de Veolia, tout à fait amicale, s’est changée en offre hostile, au vue de la réaction de Suez qui, n’adhérant pas au projet de Veolia, a mis en place tout un ensemble de protections pour s’y opposer (6).
Dans cette ambiance assez guerrière, la gestion de la société cible devient un enjeu central. Il fût un temps où le principe de neutralité conférait seulement des pouvoirs aux actionnaires pour prendre des mesures pouvant notamment conduire à modifier la consistance de la cible et, in fine, le « raider » à abandonner son projet. Désormais, Le Règlement Général de l’Autorité des Marchés Financiers (art. 232-11) abandonne cette position depuis la Loi Florange qui permet aux dirigeants d’être « non-neutres » (7).
Les deux affaires précitées sont un bon moyen de nous rappeler l’existence des moyens classiques de défense (I), mais elles nous permettent aussi de songer à de possibles innovations dans le futur en la matière, notamment avec la notion de « raison d’être » (II).
I – Les moyens de défense classiques anti-OPA
Les moyens de défense anti-OPA sont nombreux, cet article ne reprend que ceux qui ont récemment eu la part belle dans l’actualité.
1.1 “The Sale Crown-Jewels assets”
La vente du « Joyau de la couronne » ou plus simplement d’un actif convoité par la société initiatrice est un moyen décisif de mettre fin à une OPA « hostile ». En effet, si la société cible est principalement convoitée pour un actif en particulier qu’elle possède, la vente de cet actif conduit à faire perdre tout intérêt à l’opération pour « le raider » (8). Néanmoins, son utilisation peut être dangereuse pour l’équipe managériale, car elle remet au centre du débat l’idée de la répartition des pouvoirs au sein de la société, puisque le droit des sociétés impose le principe de spécialité qui vient poser des limites quant à l’exercice de l’activité de la société : limitation de l’activité à l’objet social légal et statutaire (9).
Dans ce cadre, l’article L225-35 al. 1 du code de commerce rappelle que les pouvoirs du dirigeant doivent s’exercer dans la limite de l’objet social. Or, la vente d’un actif stratégique peut conduire à modifier l’objet statutaire de la société, ce qui requiert, comme nous le savons l’approbation de l’Assemblée générale extraordinaire ; attention donc à la confusion des pouvoirs (10).
D’ailleurs, dans le cadre de la Saga Veolia C/Suez, lors d’un communiqué du 6 avril 2021 Suez avait mis en jeu un actif stratégique considéré comme essentiel pour Veolia ; Cleanway Waste Management (une activité de recyclage en Australie). Cette annonce de Suez avait pour but de forcer Veolia à négocier sur le projet d’OPA.
En définitive, plutôt risquée, la vente du « joyau de la couronne » est plutôt un moyen de pression qui laisse souvent place à un moyen plus simple de se défendre : les « poison pills ».
1.2 Les « poison pills » ou pilules empoisonnées
La pilule empoisonnée désigne en réalité un ensemble de moyens permettant de se défendre face à une opération publique d’acquisition.
Comme souvent en matière d’acquisitions, le respect préalable du droit de la concurrence est un élément essentiel notamment au regard de la réglementation du contrôle des concentrations. C’est pourquoi dans l’affaire Veolia contre Suez il était nécessaire que l’acheteur procède à la cession de la filiale de Suez « Suez Eau France ».
L’opération imaginée par Suez fût de loger cette activité convoitée par Veolia (activité que Veolia souhaite vendre pour éviter toute opposition de l’opération par la Commission Européenne) dans une fondation néerlandaise dont le but était de rendre inaliénable l’activité Eau de France ou les titres des filiales par lesquelles cette activité est exploitée (11).
Concrètement : « SUEZ a transféré à une fondation indépendante de droit néerlandais deux actions ordinaires des principales filiales concernées par l’activité Eau France de SUEZ.» (12).
Enfin, une autre modalité bien connue est la recherche d’un allié ou sauveteur.
1.3 La guerre avec un allié : la recherche d’un chevalier blanc ou « White Knight »
Un chevalier blanc est une personne ou groupe financier qui vient en aide à une société ciblée par une OPA hostile par le biais notamment d’une contre-offre de rachat (13).
Le mécanisme du chevalier blanc consiste en une aide qui est souvent la bienvenue car réalisée avec l’accord des dirigeants de la société cible. Mais, comme en matière militaire, les alliances sont souvent réalisées comme dernier recours, lorsque aucune autre solution viable à l’horizon ne se présente. En effet, en faisant appel à une aide, la société cible risque dans tous les cas de perdre une partie de son indépendance (14).
En l’espèce, on peut dire qu’Ardian a été un Chevalier blanc mis en échec. En effet, Ardian important fonds d’investissement français, va jouer ici le rôle de « white knight ». En septembre 2020, Suez cherchant de l’appui se tourne vers Ardian, mais c’est bien plus tard qu’Ardian et GIP s’unissent afin de réaliser une proposition pour reprendre plus de la moitié du groupe. Mais cette proposition, dont le timing n’a pas été le bon, ne correspond pas à l’offre prévue au départ par Ardian, offre qui consistait à le faire le seul maître à bord d’une partie de Suez indépendante de Veolia créée afin de conserver la concurrence. Cette fois, il devrait le partager avec Meridiam : à hauteur de 2 milliards pour Ardian et à hauteur de 7 milliards pour Meridiam. Le découpage n’était pas celui souhaité, il laissera un goût amer au chevalier blanc.
Si la saga Suez contre Veolia a pu être un véritable lieu d’expérimentation grandeur nature des moyens de défense classiques anti-OPA, il s’agit maintenant de regarder vers l’avenir, et à l’horizon se profile « la raison d’être », nouveau moyen de défense anti-OPA à nos yeux. (II)
II – La raison d’être : Un moyen de défense innovant
« 51% des français considèrent qu’une entreprise doit être utile pour la société dans son ensemble, devant ses clients (34 %), ses collaborateurs (12 %) ou ses actionnaires (3 %). (15) »
C’est en ce sens que la Loi Pacte n° 2019-486 du 22 Mai 2019 relative à la croissance et la transformation des entreprises introduit la notion de « raison d’être » dans son article 169 2° : « L’article 1835 est complété par une phrase ainsi rédigée : « Les statuts peuvent préciser une raison d’être, constituée des principes dont la société se dote et pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité. »
Ainsi, au-delà de la symbolique que peut avoir la raison d’être (2.1), elle pourrait dans les faits être utilisée comme moyen de défense anti- OPA. (2.2)
2.1 La réalisation des bénéfices et leurs partages sont « vanités » (16) : une raison d’être pour la société
En effet, la réalisation de profit uniquement par la société ne serait que « vanité », formule de l’Ecclésiaste qu’on pourrait peut-être appliquer aux entreprises. Or, celle-ci aurait finalement des objectifs plus larges encore.
La raison d’être, non définie par la loi, est usuellement définie comme : « La raison d’être désigne (…) le sens, la cause véritable et profonde, de l’existence d’une chose ou d’un être. (17) » Difficile de transposer cette expression propre aux humains à une société dont l’objet social légal est de réaliser des profits, mais on peut considérer qu’elle élargit les exigences du droit des sociétés et permet finalement à une société d’intégrer des éléments non pas financiers ou économiques dans les décisions stratégiques mais plutôt des valeurs environnementales solidaires et progressistes (18).
Mais derrière les idées d’environnement, de solidarité et de progressisme, l’intérêt stratégique n’est jamais bien loin.
2.2 La raison d’être dans le cadre des OPA
Finalement, dans le cadre d’une OPA non sollicitée, on pourrait imaginer qu’en amont une société décide de se voir allouer une « raison d’être » comme la protection de l’environnement, de la santé, etc. Cette raison d’être pourrait être opposée à l’initiateur pour incompatibilité de sa raison d’être avec les objectifs ou projets de la société initiatrice (19). C’est ce que certains auteurs nomment une incompatibilité « existentielle » (20).
Sources :
(1) Blaise de Monluc, Commentaires de Blaise de Monluc, Maréchal de France, 1521-1553, Ed. Forgotten Books 27/02/2018
(2) Couret, Le Nabasque, Coquelet, Granier, Poracchia,Raynouard, Reygrobellet, Robine, Droit Financier, 3ème édition Dalloz 1596 et suiv.
(3) Article L433-3 CMF
(4) AMF rapport, Comprendre les offres d’acquisitions, p. 2
publiques
(5) Thierry Bonneau, Le droit des OPA en ébullition après les affaires Véolia/Suez et Scor/Covéa, Revue de Droit bancaire et financier n° 5, Septembre 2021, dossier 19
(6) Le Monde, « La première contre-offre de Suez immédiatement rejetée par Veolia »
(7) LOI n° 2014-384 du 29 mars 2014 visant à reconquérir l’économie réelle et RGAMF article 232-11
(8) Ibid para 1677
(9) Cozian, Deboissy, Viandier, Droit des Sociétés, P. 55
(10) Article L225-96 code de commerce & AMF, « Rapport sur les cessions et acquisitions d’actifs significatifs par des sociétés cotées », p. 4
(11) Didier Martin, « L’incessibilité ou la cession d’actifs dune société cible d’une offre publique est-elle possible et dans quelles conditions », Revue de Droit bancaire et financier n° 5, Septembre 2021, dossier 21
(12) Communiqué Groupe Suez, 24 septembre 2020
(13) Couret, Le Nabasque, Coquelet, Granier, Poracchia,Raynouard, Reygrobellet, Robine Droit Financier, 3ème édition Dalloz 1596 et suiv.
(14) Virginia Giribaldi, « Les stratégies de défense anti-OPA en Droit français et américain des sociétés », Mémoire sous la direction de Laurent Convert, Université Panthéon Assas / Columbia University of New York) 2013-2014 p. 89
(15) Source : IFOP, Terre de Sienne, La valeur d’utilité associée à l’entreprise, 15 septembre 2016
(16) Jacques Ellul, La Raison d’Être, méditation sur l’ecclésiaste, Seuil 1987
(17) « Raison d’être », Wikipédia
(18) Yves Chaput, Répertoire des sociétés : Objet social, Janvier 2020 Dalloz para 102
(19) Antoine Gaudemet, La raison d’être, nouvelle défense anti- OPA ?, BJS 01/021/2019 p1
(20) Raison d’être – La raison d’être, nouveau moyen de défense anti-OPA ? – Étude par Forrest Alogna, Revue de Droit bancaire et financier n° 5, Septembre 2021, dossier 22 & Ibid